BRÉSIL - Trafic d’êtres humains : l’esclavage moderne, ou « Joseph est toujours vivant »
Xavier Plassat
mercredi 12 février 2014, mis en ligne par Dial
Cette année, la campagne de carême de l’Église brésilienne sera centrée sur le thème de l’esclavage moderne. À cette occasion, le dominicain Xavier Plassat [1], coordinateur de la Campagne nationale de la Commission pastorale de la terre (CPT) contre le travail esclave au Brésil a préparé un texte de réflexion pour « motiver l’engagement des communautés dans la prochaine Campagne de carême ». Nous publions ci-dessous l’adaptation française de ce texte qu’il nous avait envoyée fin décembre 2013.
Joseph, fils du patriarche Jacob, a été, selon ce que conte la Bible, la première personne à être vendue (et vendue par ses propres frères) à des marchands qui l’ont ensuite négocié pour être esclave en Égypte (cf. Genèse 37, 12 à 28). Il y avait à l’époque une intense migration vers l’Égypte, ce qui a certainement contribué à faire de ce pays un grand empire. Le roi d’Égypte imposait aux travailleurs une violente exploitation : même sans disposer du minimum de moyens nécessaires pour réaliser leurs lourdes besognes, ils étaient sans cesse sous pression (Exode 1, 9 à 14).
Première figure biblique de la traite d’êtres humains, Joseph, aujourd’hui peut être rencontré dans tous les recoins du monde global. Son nom est Aboubacar, Helena, Sikandar, Miriam, Juan, Pedrito, Louisette, Jerry. Son exil (son enfer) s’appelle Doha, Belo Monte, Dacca, São Paulo, São Félix do Xingu, Tel-Aviv, Vitória da Conquista, Londres ou Lampedusa.
(…)La traite et l’esclavage modernes diffèrent de la traite et de l’esclavage du passé, mais elles en conservent un certain nombre de caractéristiques. La traite des êtres humains d’aujourd’hui a toujours pour finalité l’exploitation des personnes, quelles qu’en soient les modalités : il y a toujours quelqu’un qui profite et quelqu’un qui est exploité, et ainsi transformé en instrument de profit ; il y a des intermédiaires pour assurer le fonctionnement du système et des complices pour garantir sa pérennité et maintenir ce crime dans l’ombre et le silence.
(…)Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), il y a environ 21 millions de victimes de la traite des êtres humains dans le monde d’aujourd’hui, que ce soit dans le travail forcé ou dans l’exploitation sexuelle, aussi bien des hommes que des femmes. Une victime sur quatre a moins de 18 ans. L’ONG Walk Free, dans une estimation récente (2013), élève ce chiffre à près de 30 millions, dont 200 à 220 000 seraient au Brésil.
Au Brésil, où la traite a historiquement conduit près de cinq millions d’esclaves africains, la forme la plus visible du trafic humain contemporain est encore le travail esclave, présent aujourd’hui sous les modalités du travail forcé, de la servitude pour dettes, de l’imposition d’un travail épuisant et de conditions dégradantes. La plupart des victimes sont recrutées dans les poches de pauvreté du nord et nord-est du pays d’où elles migrent, partant à la recherche d’un « mieux », vers les zones d’expansion agricole ou vers les sites de construction de grands ouvrages. Entre 1995 et aujourd’hui, plus de 45 000 personnes ont été libérées d’esclavage au Brésil. La plupart d’entre elles sont des hommes, exploités dans un peu plus de deux mille établissements de tout le pays, principalement dans l’agro-business, sur les grands chantiers, et en ville, dans la construction ou dans des ateliers de confection (employant dans ce cas des immigrants latino-américains).
Pour l’exploitation sexuelle, l’information quantitative est plus précaire. Il y a des indices suggérant que le Brésil est un grand exportateur de personnes, principalement des femmes exploitées dans la prostitution dans les pays de destination, en particulier en Europe. C’est du Brésil que proviendraient 15% des victimes trafiquées vers l’Europe. En interne, les chiffres de l’exploitation des enfants et des adolescents tournent autour de 250 000. (…)
Mobilisation contre le trafic humain
La mobilisation actuelle contre l’esclavage contemporain au Brésil a commencé en fait dès les années 1970, à partir d’audacieuses initiatives de secteurs de l’Église. Parmi elles se détache la figure prophétique de Pedro Casaldáliga. Cet évêque accueillit et, pour la première fois, rendit publiques les plaintes de travailleurs maintenus en esclavage dans la forêt amazonienne qui venaient frapper à la porte de sa prélature de São Félix do Araguaia (État du Mato Grosso). Dans la foulée, l’opiniâtreté de la Commission pastorale de la terre à prendre au sérieux et à divulguer les plaintes de travailleurs fuyant l’esclavage imposé dans les grandes fermes, et son énergique intervention dans les forums nationaux et internationaux, obligèrent finalement l’État brésilien, à partir de 1995, à un changement d’attitude, passant de la négation à la reconnaissance des faits dénoncés. Divers secteurs de l’Église sont actifs aujourd’hui dans ce monde marqué par l’invisibilité et le crime : ainsi par exemple la Pastorale de la femme marginalisée (PMM), ou le Réseau « Un cri pour la vie », formé par de nombreuses communautés religieuses, ou encore la Pastorale des migrants (SPM).
Après sa ratification, en 2004, du Protocole de Palerme [1], le Brésil a intégré ces dernières années la lutte mondiale contre la traite des personnes, un concept qui englobe les diverses formes d’exploitation — esclavage au travail, exploitation sexuelle, prélèvement d’organes, adoption illégale (une liste non limitative) — auxquelles sont soumises les victimes et rend compte des actions et des moyens utilisés pour les soumettre à cet « esclavage moderne ».
L’invisibilité des pratiques de traite et la cécité de beaucoup de gens comptent parmi les causes majeures qui rendent difficile la poursuite effective de ce crime contre l’humanité. Il y a des gens au Brésil qui continuent à nier cette réalité : en témoigne, au Brésil, la lutte constante de la Confédération nationale de l’agriculture et des ruralistas contre la politique d’éradication du travail esclave. Un autre obstacle est l’approche partielle ou fragmentaire de cette réalité, ce qui empêche l’action en réseau, la coopération inter institutionnelle et l’adoption de méthodologies d’affrontement qui tiennent compte de la complexité des facteurs impliqués ainsi que de leurs aspects structuraux. Dans la lignée du samaritain de l’Évangile, l’aide d’urgence aux victimes est essentielle, mais elle ne suffit pas : la lutte contre l’esclavage moderne exige des changements radicaux aux plans personnel et collectif, politique, économique et culturel.
Ouvrir l’œil sur toute situation d’esclavage contemporain (quelle que soit la terminologie employée), dénoncer ce type de pratiques, en libérer les victimes : voilà une exigence absolue que toute personne dotée d’un sens minimum d’humanité se devrait d’assumer. Il ne s’agit pas seulement de briser les liens ou les chaînes visibles qui lient des personnes au travail esclave ou à l’exploitation sexuelle. Il faut extirper les racines qui nourrissent ces pratiques.
« La personne humaine ne doit jamais être achetée et vendue comme une marchandise. Celui qui l’utilise et l’exploite, même indirectement, est complice de ce crime. » [2]
Chaque fois que l’idolâtrie du profit, de l’argent, de la propriété, impose ses « droits » sur la dignité et la liberté de la personne, quelque chose de diabolique est en jeu. « Où est ton frère ? », demande Dieu à Caïn. Première figure biblique de la traite des êtres humains, Joseph est présent dans tous les recoins du monde global.
Voilà une mission... évangélique : révéler au monde qu’aujourd’hui Joseph existe réellement, sous nos yeux, et créer les conditions pour qu’il puisse se mettre debout et réclamer son droit à une vie en plénitude, à une bonne vie. Cela dépend aussi de nous.
Assumant une suggestion de la CPT et d’autres de nos partenaires, la CNBB, Conférence nationale des évêques du Brésil, a choisi l’affrontement avec la traite des êtres humains comme thème de la prochaine Campagne de la fraternité [3] (2014). Dans notre frère trafiqué, dans notre sœur asservie, c’est notre propre filiation divine qui est niée. C’est la fraternité qui est abolie.
Comment pourrait-il y avoir un « joyeux Noël » sans cette audacieuse fraternité, à vivre au quotidien, là où nous sommes, par exemple avec ces migrants pour lesquels, selon les mots de Pedro Casaldáliga, du haut de ses 85 printemps, « il n’y a toujours “pas de place”, ni à Bethléem, ni à Lampedusa. » Pedro poursuit : « Noël : une plaisanterie ? Si ton Royaume n’est pas de ce monde, alors qu’est-ce que tu viens faire ici, espèce de subversif, de trouble-fête ? Dieu-avec-nous ? Tu ne peux l’être qu’ainsi, dans l’impuissance, parmi les pauvres de la Terre, comme ça, petit, dépourvu de toute gloire, sans autre pouvoir sinon l’échec, sans autre lieu sinon la mort, sachant pourtant que le Royaume est le rêve de ton Père, et aussi notre rêve. Il y a encore Noël, dans la Paix de l’Espérance, dans la vie partagée, dans la lutte solidaire. En marche vers le Royaume, vers le Royaume ! » [4]
E um forte abraço ! Xavier
Notes
[1] Protocole additionnel à la Convention des Nations unies contre le crime organisé transnational, relatif à la prévention, répression et punition du trafic de personnes, spécialement de femmes et d’enfants (2000).
2] Discours du pape François, le 13/12/2013, à 16 nouveaux ambassadeurs et représentants diplomatiques auprès du Saint-Siège.
[3] Campagne de carême, qui inspire l’action pastorale et sociale des communautés tout au long de l’année. Le slogan choisi est « C’est pour la liberté que Christ nous a libérés. » (Épître aux Galates 5, 1).
[4] Message de Pedro à ses amis pour Noël 2013, accompagné de l’illustration ci-dessus.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article : http://www.alterinfos.org/spip.php?article6422