Mise à jour de l'historique réalisé par Raymond Perrin, président de l'association
Gabriel Maire, un prêtre assassiné au Brésil, il y a 28 ans.
Le crime commandité restera impuni.
A la fin de l’entretien organisé par une chaîne de télévision locale, le 21 décembre 1989, le père Gabriel Maire conclut ainsi : « Dieu est venu le jour de Noël cheminer avec nous pour faire l'histoire. Et ça, c'est totalement biblique. »
Et le journaliste d'ajouter : « Joyeux Noël et soyez toujours l’acteur de votre histoire. »
Cette histoire a commencé en 1936, à Port-Lesney dans le Jura et se terminera tragiquement près de Vitória, capitale de l’État de l'Esprit Saint, deux jours après l'entretien. Le père avait cinquante-quatre ans.
Une vocation singulière
« Que ce que je fais puisse contribuer à faire avancer la Paix, par la Justice et le Partage. Joie et Espérance ! » C’est ce que Gabriel Maire écrivait la veille de son envol pour le Brésil en 1980.
Les Échos de Vitória. C'est le nom du petit périodique qu'il avait imaginé avant son départ et qui devait être un pont qui allait réunir le prêtre jurassien avec, d'un bord de l'océan, sa famille, à commencer par sa mère, Marie-Thérèse, sa sœur, Pierre, Bernard et Joseph, ses frères, et ses nombreux amis en France, et, de l'autre bord, tous les Brésiliens avec lesquels il allait vivre pendant neuf ans. 1
Après l'assassinat, la publication des Échos de Vitória sera reprise en France par l’association Les Amis de Gabriel Maire qui a été aussitôt fondée à Port-Lesney. Elle le fera en liaison avec l'association Padre Gabriel Maire pour la défense de la vie qui a été créée à Vitória. Celle-ci reste toujours soutenue par l'association jurassienne. Un blog a été créé en septembre 2010 : http://amisgaby.over-blog.com/, avec traduction partielle en portugais, pour mieux partager les informations, les réflexions et les actions.
« Acteur de son histoire », il l'aura été. Après le séminaire de Vaux-sur-Poligny dans le Jura, vingt-huit mois de service militaire, effectué pour moitié en Algérie. Ordonné prêtre, il est nommé à la paroisse Saint-Jean à Dole (1963–1969) puis à la cathédrale de Saint-Claude (1969–1980) puis c'est le départ pour le Brésil. Ce sera là autant d’actes, de choix précis, réfléchis, assumés dans leur intégralité.
Cette même année, il affirme ceci : « J’ai la conviction que je suis un homme, un chrétien et un prêtre ».
Les réalités sociales dont il prend conscience l’amènent à fonder, en 1976, le Mouvement Populaire des Citoyens du Monde. Au cours de cette année, il reçoit à Saint-Claude l’abbé Pierre, le fondateur du mouvement Emmaüs qui lutte contre l'exclusion. Gaby, ses proches l'appellent ainsi, est alors vicaire à la cathédrale.
A ce moment de sa réflexion, il veut concrétiser ce qu’il considère comme un échange indispensable entre les hommes de tous les pays. Sa décision de partir pour le Brésil correspond à une recherche de témoignages « pour faire connaître l’indispensable solidarité », dit-il. Vivre l’Évangile, donner à vivre l’Évangile, c'est également cela pour lui.
L'engagement pour le Brésil
Pourquoi le Brésil? C’est qu'il observe que, dans ce lointain pays d'outre-Atlantique, il existe une Église particulièrement proche des plus pauvres. Alors que l'expression vient du continent latino-américain, le pape Jean-Paul II, bien après le concile de Vatican II, intégrera officiellement « l'option préférentielle pour les pauvres » à l'enseignement social de l’Église. Cet engagement est aussi le fruit de sa rencontre avec Dom Helder Camara, évêque de Recife - Olinda.
Pour Gabriel Maire, venu comme prêtre Fidei donum, il est inconcevable que l'on puisse dans un pays en voie de développement, en même temps, « donner de l’argent aux pauvres et soutenir ceux qui les oppriment et les maintiennent en tutelle. » (Échos de Vitória, n°1, 1980).
Pour mieux accompagner tous ceux qu’il va côtoyer dans son ministère, avec le soutien de nombreuses équipes, Gaby développe des réalisations concrètes : organisation d’une bibliothèque, soutien à un journal féminin : Femmes d’Action recherchant la libération, etc. Il met au point un centre d’accueil pour les « enfants exceptionnels » (alors qu'on les nomme handicapés chez nous), un lieu où leurs familles pourraient travailler.
En 1988, il lance un appel à tous ses amis de France pour l'aider à construire un centre de formation destiné à l'ensemble des communautés ecclésiales de base (CEBs). Le centre Dom Luis Fernandes sera construit avec la participation intense de paroissiens et, après la mort de Gabriel, sera achevé malgré des difficultés considérables. Il est bâti dans un quartier pauvre où les CEBs que Gaby a organisées et les mouvements populaires sont puissants. Les détenteurs de biens ou de privilèges commencent à s’inquiéter, les intimidations et les menaces vont s’amplifier jusqu'à la lettre anonyme.
Pasteur au charisme puissant, le père Gabriel draine les foules les jours de célébration, de pèlerinage, de procession, de romaria… Il manifeste un entrain, une allégresse qui n'est pas dénuée d'humour. Ses homélies sont écoutées avec ferveur. Il est le coordonnateur des CEBs de Cariacica et de Viana, agglomérations satellites de la capitale de l'État.
C'est un prêtre qui anime, au sens premier du terme, la vie des communautés : préparation de sa journée dans la baraque qu'il occupe au cœur de la favela, réunions des équipes de la Pastorale ouvrière, des groupes de femmes, de la Pastorale de la Jeunesse, du groupe Foi et Politique, etc... et les multiples visites quotidiennes aux paroissiens. On pourrait difficilement citer tous ceux qu'il considère comme les siens.
Ses frères et ses amis
Retenons-en quelques uns.
Ils s'appellent José et Carlinda, les premiers à l'avoir accueilli à son arrivée dans les quartiers pauvres. Après avoir élevé ses dix enfants, Carlinda décidera d'apprendre à lire et à écrire puis fera, à terme, des études de pédagogie, cela grâce à l'impulsion et au soutien de Gaby.
Carlita et Roberto de Vitória, amis solides, qui cacheront le prêtre à la suite de la première menace. Ils l'avaient rejoint en France pour partager avec lui des vacances. Écartant toute pression pour un retour au pays, même temporaire, il avait sans doute à l'esprit les mots du prophète Isaïe : « Le Seigneur mon Dieu m'a ouvert l'oreille, et moi, je ne me suis pas révolté, je ne me suis pas dérobé. J'ai présenté mon dos à ceux qui me frappaient... ». Ce même choix, ce même destin, sera celui des moines trappistes de Tibhirine en 1996.
Dárcio, engagé très jeune comme agent pastoral à ses côtés et qui l'accompagnera en France, ainsi que Cleunice son épouse, Joanna, Jovanir, Penha Dalva, Raquel et Rogério. Ils sont créateurs du Groupe du 23, qui se réunit chaque mois à la date du meurtre pour prier, en lien spirituel avec Gabriel. Ce groupe est autonome par rapport à l'association historique. 2
Jovanir, le jour de l'assassinat, prendra la décision grave et oblative de s'engager sur la trace de Gaby en entrant dans les ordres.
Il faut citer également les prêtres français Fidei donum qui ont fait équipe avec Gabriel à Vitória: Jean, Bernard, Marcel et... Marcel.
Un ministère tragiquement interrompu
Son engagement humain et social est lucide, cohérent : quand de faux propriétaires voudront reprendre des terrains ruraux, illégalement classés urbains donc à bâtir, et occupés par des « sans toit » qui seront expulsés par la police, le père Maire dit qu’il ira jusqu’au bout pour dénoncer ces irrégularités.
C’en est trop pour ces exploiteurs avides de profits supplémentaires. Ils s’apprêtent à monter une opération mafieuse et commencent à recruter des tueurs à gages.
Au cours des derniers jours, il reçoit deux appels téléphoniques dont celui-ci : «Curaillon, tu es en train de ruiner nos plans, pour cela tu vas mourir.» Les menaces formulées en juillet vont être mises à exécution en cette fin de journée du 23 décembre 1989, alors que, dans sa voiture, il rentre du mariage qu'il vient de célébrer.
Il a suffi d'une balle tirée en plein cœur.
La nouvelle a scandalisé tout le pays et bien ailleurs. Au-delà de toutes les expressions de stupéfaction, de colère, de lamentation, de révolte, tout a été dit dans ce cri désespéré de Dárcio : « Ils firent avorter notre Noël, en avançant le Chemin de Croix, sans que nous soyons encore arrivés à la Résurrection. »
Une si longue procédure
En 1991, un premier procès fait condamner deux hommes pour vol mais l’avocat de la famille, maître Ewerton Guimarães, refusant la qualification de «crime crapuleux», fait réaliser une expertise professionnelle complète qui accrédite la thèse opposée. Il sera menacé, son cabinet sera déserté par la clientèle. Sa position correspond à des indices contradictoires, au sentiment des amis du prêtre et à celui de la population en général. L'avocat qui avait fourni à la justice une reconstitution contradictoire mais très convaincante des événements sera, lui aussi, menacé.
Enfin, en 2007, un juge éclairé, Pedro Valls Feu Rosa, exprime sa honte et s’exclame, en français : « Père Gabriel, pardonnez le pouvoir judiciaire du Brésil pour ce retard injustifié ! » Il annule la sentence précédente. Le meurtre est requalifié en « crime commandité ». Cependant, la police fédérale, après enquête, réclamée en 2009 par une pétition de vingt-cinq mille signatures, n'acceptera pas ce jugement…
Évoquons maintenant les interventions diverses en faveur de la cause du père Gabriel Maire. Elles se sont multipliées au cours des années.
En France, la famille a été formidablement active et s'évertue à le rester malgré l'usure du temps. Quant aux instances qui ont été sollicitées, citons, par exemple, le ministère des Affaires étrangères qui a été alerté par Jean-Marie Sermier, le député du secteur. Citons aussi le président du CCFD-Terre Solidaire, l'avocat honoraire Guy Aurenche, qui a rapidement déposé une plainte auprès de la justice française, à la demande de la famille, etc. Il faut souligner la part des évêques du diocèse de Saint-Claude : Gilbert Duchêne puis Yves Patenôtre qui participeront à des délégations à Vitória à l'occasion de journées commémoratives, Jean Legrez qui le fera pour les vingt ans suivant le crime. Vincent Jordy, l'évêque actuel, est très sensible au parcours de ce prêtre assassiné. Ces prélats ont toujours manifesté leur aide et leur solidarité fraternelles. Bien entendu, l’association française Les Amis de Gabriel Maire est très impliquée.
Au Brésil, sont actifs ou l'ont été, au gré des circonstances et au gré du temps, les archevêques titulaire, Dom Silvestre et auxiliaire, Dom Geraldo, et actuellement l’archevêque Dom Luiz, le député Claúdio Vereza, efficace et fidèle, les représentants du Conseil d’État des Droits de l’Homme, ceux du Programme de protection des défenseurs des Droits de l’Homme, la section locale d'Amnesty Internationale, la commission Justice et Paix de l'archevêché de Vitória, etc. Et, bien sûr, les membres de l’association Padre Gabriel Maire pour la défense de la vie.
En 2011, intervient un nouveau jugement qui, vu les contradictions nombreuses, conclut bien en faveur de la thèse du « crime commandité ». En effet, l'intervention d'un groupe de représentants associatifs, avec à sa tête le député Claúdio Vezera, a permis l’accélération de la procédure. Le recours des avocats de l’accusation a été entendu et le procès-verbal va passer de la Chambre criminelle à la Cour d’Assises pour une nouvelle définition juridique du crime, les accusés, Flávio et Nilson, devant être jugés pour homicide.
C'est un procès avorté qui se déroulera le 30 octobre 2014, l'un des deux prévenus s'étant présenté sans avocat. C'est la cause de l'ajournement prononcé dès l'ouverture. Maître Fransisco Herkenoff et ses associés dont maître Verônica Bezzera, tenteront de faire valoir, entre autres, les interruptions successives de la procédure pour éloigner le spectre de la prescription.
Mais cette prescription est, finalement, prononcée en janvier 2016. Les accusés vont être relaxés, les pièces à conviction : revolver, balles, etc. seront détruites. L’appât du gain, la corruption et la violence ont fait leur œuvre. On a délibérément fait traîner le procès. L'impunité a triomphé.
Jovanir s'écrit : « C'est comme si Gaby était assassiné une deuxième fois ! »
Maître Verônica Bezzera du cabinet Herkenhoff, restée désormais l’avocate mandatée par la famille, à savoir Bernard Maire, frère de la victime, avec le financement de l'association française Les Amis de Gabriel Maire, a poursuivi pourtant la lutte avec courage et détermination : elle a obtenu la suspension de la prescription et la transmission du dossier au niveau supérieur géré maintenant par le juge Pedro Valls Feu Rosa qui avait agi en notre faveur en 2007. Chrétienne fervente, animée par l'Espérance, elle s’appuie sur une foi vive en la Vérité. Quand elle plaide, elle a devant elle, sous les sourires mais avec le grand respect de ses confrères, une image du Christ et une image de sainte Rita !
Cependant, le 18 octobre 2017, l’un des jours les plus tristes de sa vie, dit-il, le juge Pedro Valls Feu Rosa, contraint par la loi brésilienne3, prononce, le cœur lourd, la prescription. On apprend, à cette occasion, que cet homme a été touché dans son proche entourage familial par deux assassinats restés impunis. Dans une longue déclaration, véritable page d’anthologie, Il revient sur le parcours du prêtre en exprimant son admiration pour lui, en relevant le don que ce dernier a fait de sa vie au service du peuple brésilien. Cette reconnaissance officielle est une forme de victoire. Citant divers philosophes, écrivains, hommes politiques, le juge Feu Rosa n'hésite pas à se référer à Émile Zola et à accuser – il utilise le mot - le système judiciaire brésilien qui a permis que triomphe l'impunité. Il termine ainsi, de façon poignante, dans la langue natale du père :
« Excusez-moi, France, parce que la mort de votre fils Gabriel reste impunie.
Excusez-moi, Église catholique de France, parce que notre omission a fait d’un Père un martyr.
Excusez-moi, Père Gabriel - excusez-moi, Père, pour l’absence de justice.
Excusez-moi ! »
L'Espérance demeure
À l'annonce de son assassinat, sa famille, ses amis, tous ceux qui ont connu le père avaient été dévastés mais ils ont continué leur cheminement d'hommes et de chrétiens, comme ils ne cesseront de le faire depuis le jour où, par milliers, les Brésiliens ont accompagné en cortège sa dépouille à l'aéroport de Vitória, derrière leur archevêque, Dom Silvestre qui accompagnera le cercueil jusqu'en France. Sur des banderoles, ils avaient tracé ces quelques mots de gratitude : «Merci père Gabriel pour ne t'être jamais tu ».
Auparavant, en attendant sur une place l'arrivée du corps, quelques heures après la mise à mort, Ils avaient écrit pour celui qu'ils tiennent pour un prophète : « Gabriel, ils t'ont fait taire. Mais la semence que tu as plantée va être arrosée avec amour, car ton esprit demeure vivant avec nous. »
Lors de la messe du septième jour, Dom Geraldo, l’archevêque auxiliaire, eut cette première parole : « Père Gabriel, merci à ta famille, à ton diocèse de Saint-Claude, à ta patrie. » Il termina par ces mots : « Que le sang du père Gabriel et le sang de tous ceux qui donnèrent leur vie pour la cause du règne de Dieu, mêlé maintenant au sang rédempteur du Christ, féconde cette terre de notre vie et fasse germer la Justice et la Paix. »
Si l'option prioritaire pour les pauvres a été liée au cœur même de sa foi qui l'invitait naturellement à imiter la vie du Christ, Gabriel n'hésitait pas à dire : « Je préfère une mort qui conduise à la vie plutôt qu'une vie qui conduise à la mort. »
Prêtre et Citoyen du monde, mort par amour et par conviction, le père Gabriel Maire a donné sa vie pour avoir accompagné les plus petits, les plus faibles, les plus menacés, entrant ainsi, comme l'expriment les chrétiens de Vitória, dans la litanie des martyrs honorés lors des pèlerinages.
En cela, sa vie aura été conforme à cette parole lumineuse du Christ Jésus que rapporte l'apôtre Jean : « Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis ».
Et nous, ses frères dans la foi et ses amis d'un bord à l'autre de l'Atlantique, regardant l'horizon prophétique qu'il nous a indiqué, avec Claúdio, nous ne cesserons de proclamer :
« Padre Gabriel, presente ! »