Lundi 13 janvier 2020
« OH ! C’EST MON PAPA ET MOI SUR LA BANDE DESSINEE DU PADRE GABRIEL » (Penha Lopes)
Pour nos amis brésiliens et pour nous-mêmes Jurassiens, nous ressentons une sacrée impression en redescendant des Monts du Jura, dans la plaine par le « train des hirondelles ».
Que de tunnels traversés et de ponts et viaducs enjambés, images des épreuves que nous partageons et des joies que nous nous offrons les uns aux autres au profond de nos êtres.
Naissance et renaissance de la petite fille Espérance, reconnaissance des personnes avec qui nous créons des liens, appels à les envisager comme ceux-là qui vont nous permettre de nous défaire de ce qui nous empêche d’aller de l’avant. « Notre allié, n’est-il pas appelé à devenir notre libérateur ? » (Psaume 143)
Les quatre jours où nous avons été accueillis et accompagnés à Chantemerle par Marie-Jo et Jean chez Michel, Geneviève et Aurore, à Bois d’Amont, les Rousses, Saint-Claude par la famille Lamy et beaucoup d’amis, sont tout remplis de lumière et de musique, de neige et de soleil. Ce sont ces valeurs que Gaby voulait nous voir échanger les uns grâce aux autres en créant « un nouveau petit pont entre nos deux continents. »
Lorsque nous arrivons en gare de Mouchard lundi soir à 19h26, c’est Bruno Gauthier et Gérard Mouquod qui sont là pour nous accueillir et nous emmener chez eux à Vaudrey.
Nous voici revenus dans la plaine du Val d’Amour. Lorsque nous descendons des voitures dans la cour de la ferme de Gérard et Marie-Thérèse, ce sont des paroles et des mots débordants d’enthousiasme qui jaillissent du cœur de chacun d’entre nous. Jacques, Elisabeth et Rachel sont là, ainsi que Joëlle. Jérémie, le fils de Gérard et Marie-Thérèse et sa compagne Julie, ne tarderont pas d’arriver.
En écrivant vos noms, Raquel, Jovanir, Penha Dalva, Joana, Oscarina, Padre Manoel et Penha L., je m’émerveille de continuer à découvrir combien vous êtes résilients, amis brésiliens. Voici ce que disait une amie à votre sujet, quand vous êtes entrés l’autre jour dans la salle où nous nous apprêtions à entendre vos témoignages, le jour de l’épiphanie à l’abbaye d’Acey : « Je découvre des mages brésiliens chercheurs passionnés de Gaby Maire né dans le Jura. Ils m’ont paru riches d’une foi tellement vivante, nous interpelant pour chercher avec eux, afin que le témoignage de Gaby vive et rayonne chez nous, comme au Brésil »
Nous nous mettons à manger autour de la grande table familiale. Des intonations de voix chantantes, des rires, beaucoup de rires, se mêlent à nos propos les plus sérieux et graves. Nous avons tant de choses à nous dire. Attablés, nous sommes aussi attelés à savoir faire une place en nous-mêmes, à ce que l’autre voudrait nous offrir, nous dire et nous confier.
Rachel : Gérard, t’a sûrement des choses à nous partager de ce que tu as vécu avec Gaby. Nos amis brésiliens et nous-mêmes voudrions bien t’entendre.
Gérard : J’étais très jeune la première fois que j’ai rencontré et connu Gaby et Lulu. Je venais d’entrer dans la même école qu’eux au petit séminaire de Vaux-sur-Poligny. C’était dans les années 1951-1954. Gaby était un peu plus âgé que moi. Il est de 1936 et moi de 1938. A un moment Gaby qui apprenait bien dans les études avait été choisi pour être notre sous-surveillant. Il était très attentif à nous et on voyait bien qu’il comprenait très vite ce qui marchait bien et qu’il fallait continuer. Mais il saisissait très vite aussi ce qui n’allait pas et qu’il fallait arrêter, changer et transformer pour que ça devienne plus juste entre nous. Nous remarquions que Gaby avait une capacité très vive d’analyser les situations que nous vivions. Je garde surtout ça de Gaby. J’ai quitté cette école pour revenir travailler à la ferme familiale à Villette à côté de Dole pendant quatre ans, jusqu’à mes vingt ans.
En France en ce temps-là, les jeunes de notre âge, nous étions très touchés et marqués par la guerre d’Algérie qui allait durer de 1954 à 1962, presque pendant huit ans. Chaque jeune Français de 20 ans était astreint à faire 28 mois de service militaire obligatoire. Je suis parti à l’armée le 4 mars 1958 à Auxonne, dans un régiment assurant les transports, « Le Train ». Un an après les classes et les stages, j’arrive à Colomb-Béchar dans le Sahara le 8 mars 1959. Quelle n’est pas ma surprise en arrivant dans le régiment où j’étais affecté, de trouver Gaby Maire. Il était arrivé là un peu avant moi. Nous allons rester ensemble pendant plusieurs mois. Dans ces temps difficiles, quelle joie de rencontrer un ami avec qui parler. Nous vivions tellement de situations difficiles et douloureuses !
Quel bien ça faisait de causer avec Gaby !

Gaby à Colomb-Béchar
Avec quelques copains soldats, nous étions en effet choqués et bouleversés de nous trouver embarqués dans une pareille guerre. Engagés et forcés d’accomplir notre service militaire dans de telles atrocités. Je me trouvais dans un régiment où ma compagnie devait surveiller de nuit le local où des hommes avaient été faits prisonniers, interrogés et torturés. Le matin, on les faisait sortir de leur lieu d’emprisonnement. On voyait bien qu’ils avaient été torturés par des hommes d’une autre section que la nôtre. Nous n’acceptions pas ce qui se passait. Ça nous révoltait. Mais notre espace et notre possibilité de résistance étaient bien petits et minimes. Comment signifier que nous nous opposions à ce qui avait été fait sur ces hommes ?
Rachel traduit au fur et à mesure à nos amis brésiliens ce qu’exprime Gérard. Notre attention à tous est très intense.
Gérard : Nous nous réunissions avec Gaby, quelques copains et moi, de temps en temps, déjà pour partager entre nous ce qui nous faisait mal. Nous nous demandions comment faire entendre et comprendre que nous n’étions pas d’accord avec ce qui se passait dans notre régiment et que nous nous y opposions. Nous partagions tout cela avec quelques copains, membres de ce petit groupe. Un jour avec Gaby, nous avions écrit au président de la République, le Général de Gaulle, afin de lui exprimer notre révolte devant ces faits. Notre lettre n’obtint jamais de réponse. Nous formions ce que nous appelions : « Le groupe d’amitié ». Par l’aumônerie militaire, les groupes d’amitié étaient fédérés ensemble. Dans ces groupes, nous cherchions à découvrir et reconnaitre la présence de Jésus dans toute cette part de l’humanité que nous formions. Nous luttions comme nous pouvions, afin de ne pas nous laisser déterminer par le fatalisme, « il y aura toujours des guerres … Il y aura toujours de la violence … Tu ne peux pas empêcher quand un copain est tué qu’on aille en tuer dans le village d’à côté ».
Nous étions révoltés aussi de ce qu’on nous envoyait faire dans le djébel, des ouvertures de routes, les risques de sauter sur des mines anti personnelles, la peur de tomber en embuscade.
Lucien : Ces groupes d’amitié que nous formions, chers amis brésiliennes et brésiliens, je vais le dire humblement, ça ressemblait parfois à ce qui se vivait « en communauté ecclésiale de base » (CEBs), au Brésil. Ça nous aidait et nous permettait d’être des résistants à la violence faite aux autres et à nous-mêmes. Ça nous aidait à prier, à reconnaitre que Jésus était notre ami, mais aussi l’ami de ceux que l’on nous faisait croire qu’ils étaient nos ennemis. Nous demandions au Christ qu’il continue à nous donner son souffle, son esprit, sa façon d’envisager tout homme.
Nos amis brésiliens et nous tous qui sommes autour de la grande table familiale de nos amis Gérard, Marie-Thérèse, Jérémie et Julie, nous n’avons rien perdu de ce que Gérard vient de nous donner comme témoignage. Ses camarades soldats de Colomb-Béchar et lui-même avaient trouvé durant ces années 1959-1960, en la personne de Gaby Maire, séminariste-soldat, un médiateur. Avec eux, Gaby cherchait toujours et trouvait le créneau, si petit soit-il, pour barrer la route à un déferlement plus envahissant et plus pernicieux de la violence. Rachel avait su capter ce qu’exprimait Gérard et le retraduire à nos amis brésiliens pendant que nous laissions se répandre au fond de nos êtres quelque chose de ce souffle et de cette aspiration à la non-violence. Nous sentions que tout cela nous faisait nous maintenir humblement en humanité durant les tempêtes les plus guerrières qui soient.
Rachel : Voici ce que veulent exprimer nos amis du Brésil.

Oscarina : J’avais jamais entendu quelqu’un parler de la guerre.
Penha L : Grâce à ce qui se dit entre vous et nous brésiliens sur les pas de Padre Gabriel, ici dans son pays, encore ce soir, il y a un pont qui se réalise entre Vitoria et le Jura. Puis timidement elle ajoute, avec des larmes qui perlent au coin de ses yeux : « Oh ! C’est mon papa et moi, sur la bande dessinée de Padre Gabriel, avec mon petit garçon sur mes genoux »
Qu’est-ce qui a bien pu se passer pour que Penha nous dise cela ?
Rachel avait remarqué durant la soirée que la bande dessinée sur la vie de Gaby était dans la bibliothèque de Gérard et Marie-Thérèse, dans la salle à manger où nous étions en train de souper.
Ce livre dépassait un tout petit peu sur l’étagère du haut, juste ce qu’il fallait pour être remarqué.
Rachel l’avait retiré de la bibliothèque et mis sur la table. Pendant que nous partagions le repas, et écoutions le témoignage de Gérard, Penha avait feuilleté cette bande dessinée réalisée en 1994.
Je me souviens que c’étaient les membres des familles de Gaby Maire, des deux prêtres jurassiens auxquels Gaby avait su si bien se référer : Jean Jourdain et Henri Godin, qui avaient donné des photos aux dessinateurs que Philippe Aubert avait su trouver. En ce qui concerne Gaby, c’était sa sœur Marie-Thérèse qui avait donné les photos qu’elle avait gardées de son voyage auprès de Gaby en 1982.
Elle avait dit : « Ces photos, je les ai prises dans une famille où Gaby nous avait emmenés, Joseph et moi. C’était la famille Lopez chez qui Gaby aimait beaucoup se retrouver. »
Gaby aimait aller voir les gens chez eux. Les gens aimaient bien aussi voir arriver Gaby dans leur maison, c’était sur une de ces photos que Penha était en train d’attirer notre regard.
Elle disait : « J’étais en train de parler avec mon papa, là c’est mon fils assis sur mes genoux ! »
Nous sommes heureux de reconnaître avec elle les traits de son visage et ceux de son papa …
Lucien : « Nous étions encore chez tes parents Penha il y a à peine 15 jours. C’est bien les traits de ton visage et ceux de ton papa que nous découvrons sur cette bande dessinée. Quelle relecture des évènements nous sommes en train de vivre ! »
Gaby savait si bien prendre le temps d’apprécier et savourer ces instants et de nous apprendre à faire de même. Accueillir l’évènement, c’est ce que nous faisons. Nous sommes véritablement en train de célébrer et reconnaitre ta vie, ta mort, et ta résurrection Gaby. Nous les relions à celles de toute l’humanité, dans le drame vital de celles de Jésus.
Quelques mots s’échangent entre nous sur les recettes et façon de faire les gâteaux que nous sommes en train de partager. Des comparaisons remplies de délicatesse se font avec les gâteaux que nous avons dégustés au Brésil. Souvent les références s’expriment par rapport à nos mamans …
Lucien : Il y a aussi un moment qu’il serait important que vous nous partagiez Gérard et Marie-Thérèse, c’est le moment de votre ordination au diaconat. Gaby vous a signifié son amitié et sa prière depuis le Brésil. C’était au début du mois de septembre 1989 quelques mois avant que Gaby donne sa vie jusqu’au bout.
Gérard : Nous étions plusieurs à être ordonnés diacres dans le Jura par le père Gilbert Duchêne : René Besson, Michel Blanc, Jean Roch et moi-même. Nous avions reçu les échos de Vitoria. Lorsque Gaby était venu durant l’année 1987 dans le Jura pendant deux mois, il était venu nous voir chez nous. Au moment où le jour de notre ordination approchait, voici le télégramme que nous avions reçu de lui :

Et quelques jours après, nous avons reçu cette lettre :

Lucien : Quels trésors pour vous et pour nous aussi, que quelques mois avant que Gaby ne donne sa vie jusqu’au bout, il vous avait envoyé ces précieux messages.
Elisabeth : C’était au moment où Gaby avait reçu des menaces de mort. Il était allé chez Roberto et Carlita.
Lucien : Presque le même jour, il envoyait les échos de Vitoria n°26, le 10 septembre 1989. Il nous invitait en commençant son message : « Croyants ou non, nous pourrons découvrir dans le psaume 55 (54) l’état d’esprit du croyant devant les agressions de ce monde. » Voulez-vous chers amis que nous le reprenions maintenant en prière, en communion avec Gaby :
« Ce n’est pas un ennemi qui m’insulte,
Car je le supporterais.
Ce n’est pas un adversaire qui triomphe de moi …
Mais c’est toi, mon compagnon,
Mon collègue, mon ami intime.
Nous allions ensemble adorer dans le temple avec le peuple,
Et nous conversions en toute liberté ! »
Il se fait tard. Il va falloir aller nous reposer. Gérard et Marie-Thérèse nous signifient qu’ils auraient encore beaucoup de choses à nous partager. Ils tiennent à dire à nos amis brésiliens que leur venue chez eux ce soir en communion avec Gaby, nous a apportés à tous une profonde lumière.
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